Les minutes suspendues

 

C'est une manière sûre, pour reconnaître la vraie beauté, que de mesurer la haine qu'elle attire sur elle. Le visage du christ, avant d'être enluminé par les moines agoraphobes, l'a été par l'or blanc des crachats.

Soigneusement découpées au ciseau dans le papier vert de l'air, les feuilles d'acanthe ondulent au pied de la cathédrale de Maguelone. « Elles poussent comme du chiendent», dit une femme, crachant par cette parole sur la beauté des fleurs. Mauves, grisâtres, surmontées d'une coiffe pudique, elles célèbrent l'éternel avec leurs cris muets. Les ronces, la rouille et la pluie font depuis toujours escorte au dieu d'air. Le banal et le pauvre soulèvent la poussière de leur néant pour saluer les étoiles qui sont de leur famille. Les plus belles minutes de ma vie, les minutes suspendues, je les ai passées accroupi sur un trottoir lépreux, rue d'Allevard au Creusot, à montrer à une toute petite fille la splendeur d'une feuille morte, la riche calligraphie du temps qui fissure les façades des maisons et ajoute ses notes au bas des pages de pierre.

Mettez une énorme feuille de vigne vierge rosée, pas tout à fait rouge encore, entre les doigts potelés d'un enfant vieux de quelques mois. Regardez ses yeux rouler d'étonnement puis de délice. Voyez comme il déchire la chair de la lumière rose, voyez cette enfantine mise à mort du miracle et la joie que cela met dans votre cœur simplifié. Le rose qui n'était que sur la feuille de vigne, maintenant que la feuille est déchiquetée, poussière de poussière, le rose est partout dans l'air, sur vos lèvres, dans vos yeux, au fond de votre âme soudain rafraîchie. Vous venez d'assister à la naissance et à la fin du monde entre les doigts boudinés de Dieu.

Je ne pense jamais à Dieu quand j'entre dans une cathédrale. J'y entre pour sentir la vieille main amicale du froid sur mon épaule. J'essaie à chaque fois de voir les morts qui ont élevé tout ça et qui aujourd'hui ne pourraient même pas soulever un flocon de neige. Je ne vois que les bougies réunies en concile. Un peu de cire et d'or perdu, un trésor d'enfant avec des tonnes de pierres le protégeant. Je marche dans la nef comme dans un crâne de nouveau-né où tout est calme et aux aguets. Des musiciens baroques répètent le concert de ce soir. L'un d'eux pour amuser ses collègues revêt un masque de cheval et sort quelques airs foireux de sa trompette.

Sur la vague de marbre de l'autel un crucifix brille autant que la trompette. Le christ absent et le baroqueux improvisent une ode à l'agonie émerveillante de chaque seconde qui passe.

La cathédrale de Maguelone, faite de pierres tirées de la mer proche, est une grosse coquille vide : Dieu Bernard-Lhermitte est parti, il était là il y a deux minutes, il s'éloigne au fond du jardin. Je croyais que les feuilles d'acanthe, désignant un terme d'architecture, ne poussaient que dans la pierre romane pour éventer diables et saints. Je les découvre au naturel, donnant au jardin une allure de jungle. Près des fleurs rôdent des paons. Leurs cris ont la splendeur d'un deuil. Des cris d'arraché vivant à la vie. Par temps clair on voit jusqu'à Dieu.